22/02/2015

Esthétique industrielle et esthétique de la ruine

Yves Marchand & Romain Meffre - Hall, Borsig Factory, Eberswalde, Germany, 2007
L'exposition Industry de photographies d'Yves Marchand et Romain Meffre, à la galerie Polka, offre une illustration frappante du rapport ambigu qu'entretiennent actuellement le goût pour l'architecture industrielle et le goût pour la ruine. Alors qu'on parle de plus en plus de préservation d'un patrimoine de valeur au sujet des bâtiments industriels, on est bien loin de la célébration dans l'industrie de sa puissance mécanique, exacte, cette force de révolution à même de faire advenir l'homme nouveau qui était au coeur de tous les discours et de toutes les attentions au début du 20ème siècle. Les hommes de l'époque voyaient l'industrie comme un potentiel révolutionnaire, à même d'extraire l'humanité de la concrétion de ruines accumulées au cours des siècles - la condition humaine dans la vieille Europe. Le monde actuel cultive à leur égard une sorte de nostalgie étrange - La ruine industrielle comme nouveau Parthénon. 

Yves Marchand & Romain Meffre - Coking Plant, Stakhanov, Ukraine, 2010
Dans les photographies d'Yves Marchand et Romain Meffre, on est tout d'abord emporté par le souffle lyrique, presque sensuel de l'image, par le sens de l'espace, la richesse des couleurs, les vastes volumes, les formes géométriques, le fourmillement des détails. Mais au-delà, on peut noter qu'il s'agit non pas d'architecture industrielles, mais de ruines industrielles. La nuance est d'importance, comme le soulignent les artistes dans une interview donnée en 2008 au site galerie-photo
"Les ruines sont toujours fascinantes, elles génèrent un mélange de curiosité, d'admiration. Les visiter en tout cas au début est une forme de transgression, l'idée d'aller explorer des ruines est simplement excitante, c'est la découverte qui prime, l'idée d'aller mettre le pied là où personne ne va, ou en tout cas là ou personne n'est censé allé, ça tient de la simple curiosité que n'importe qui possède depuis qu'il est un gamin. [...] La ruine finit par nous apparaître comme une véritable sublimation de l'architecture, l'état ultime d'un édifice précédent, son retour à la terre."
La ruine comme sublimation de l'architecture, une sorte d'état indépassable. On peut effectivement se demander, en regardant les photos, quelle est la part de l'espace industriel et celle de la ruine dans notre ressenti. Si on ôte la ruine, que reste-t-il ? Ce qui reste vaut-il encore la peine ? Ou bien une intervention pour sauver le bâtiment de la ruine est-elle condamnée à détruire irrémédiablement la puissance et le mystère ?

Yves Marchand & Romain Meffre - Boiler Room, Rosario, Argentina, 2014
Le côté frappant des photographies est lié pour partie au sentiment qu'on a affaire à un monde créé par l'homme, mais qui s'est autonomisé de sa tutelle : des espaces (trop) vastes pour notre activité usuelle, revenue à un état de nature. On est plongé dans les restes d'une civilisation mystérieuse, dont ne demeure aucune trace autre que ces monolithes muets et maladroits, posés de manière incongrues sur leurs jambes de rouille. 

Yves Marchand & Romain Meffre - Cooling Tower, Power Plant, Monceau-sur-Sambre, Belgium, 2011
Cette force tranquille d'un monde qui n'a plus à voir avec les hommes met en question toute tentative de reconversion : existe-t-il un point d'équilibre entre la vie nouvelle  à insuffler et l'appréciation esthétique de la ruine ? Faut-il respecter cette beauté fragile, invisible aux yeux de beaucoup qui n'y voient que délabrement, déclassement et danger ? Ou au contraire, faut-il accepter d'effacer la ruine pour révéler une beauté d'un autre ordre, et dans ce cas comment conserver la force, le souffle épique si présent dans ce qui est amené à disparaître - comment éviter de n'aboutir qu'à une jolie anecdote ?

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